Par Me Lauriane Massie, avocate, Groupe Trivium Avocats – notaires conseils
Les pluies diluviennes qui sont tombées sur plusieurs régions du Québec durant l’été 2024 ont amené avec elles leur lot d’ennuis, tant pour la population que pour les Villes et les Municipalités. Les dommages causés par l’eau auront certainement amené un bon nombre de réclamations et mené à des actions en justice dans certains cas. Pour traiter ces réclamations, un travail collaboratif de plusieurs départements municipaux est nécessaire, particulièrement pour les secteurs des travaux publics et du génie.
Nul doute qu’une grande partie de ces réclamations mettront en jeu l’article 1465 du Code civil du Québec, qui stipule ceci : « Le gardien d’un bien est tenu de réparer le préjudice causé par le fait autonome de celui-ci, à moins qu’il prouve n’avoir commis aucune faute. » En effet, le refoulement d’une conduite d’égout ou d’une conduite d’eau pluviale de laquelle une Ville est propriétaire et gardienne, un type d’incident susceptible de survenir pendant un épisode de pluie importante, correspond à un fait autonome de ladite conduite. Dans une action en justice, une fois que la partie en demande a réussi à prouver les éléments constitutifs de cet article, c’est-à-dire 1) qu’un dommage a été causé 2) par le fait autonome d’un bien et 3) sous le contrôle de la Ville, une présomption de faute est créée contre cette dernière et celle-ci doit alors s’en dégager.
Comme l’a expliqué le jugement Brown c. Hydro-Québec1, un jugement de 2004 encore cité aujourd’hui afin d’exposer les principes applicables, le fardeau à remplir par une partie défenderesse pour se dégager de cette présomption est de démontrer qu’il était impossible d’empêcher la survenance du fait autonome du bien par des moyens raisonnables dans les circonstances. La responsabilité d’une Ville peut bien sûr être exclue si celle-ci a adopté un règlement obligeant sa population à posséder des dispositifs anti-refoulement conformes et fonctionnels, et qu’une personne touchée par un refoulement n’en possédait pas ou que son dispositif n’était pas fonctionnel ou conforme. Rappelons aussi qu’une partie du réseau sur le territoire d’une ville est parfois la propriété du gouvernement provincial, et donc sous sa responsabilité plutôt que sous celle de la Ville. Mis à part cela, afin de remplir son fardeau ci-avant mentionné, les tribunaux ont jugé de manière constante2 que la simple preuve d’un entretien normal ne permet pas à une Ville de repousser la présomption de faute qui pèse contre elle dans des situations de refoulement de conduites, car cette preuve ne lui permet pas de démontrer l’impossibilité d’empêcher la survenance de l’incident malgré des moyens raisonnables.
En effet, une Ville a l’obligation de conduire les eaux en assurant un drainage efficace et suffisant pour empêcher les dommages prévisibles aux immeubles. Elle doit ainsi prendre tous les moyens raisonnables pour s’assurer que les installations sont adéquates dans les circonstances, et ce, dès la conception du réseau et à toutes les étapes subséquentes de sa durée de vie, soit sa mise en place, son entretien et ses extensions. Durant ces étapes, les professionnel·les à l’emploi de la Ville, ou ceux qu’elle aurait mandatés afin de conceptualiser un nouveau réseau ou le remplacement d’un réseau existant, doivent prendre en compte toutes les circonstances pertinentes entourant le réseau. Il en est de même pour l’élaboration d’un plan d’intervention en cas d’incident et d’un programme d’entretien. Parmi les éléments à considérer, on compte la présence d’un cours d’eau à proximité, lequel pourrait être sujet à des débordements ou à des marées, les fluctuations de la nappe phréatique dans le secteur concerné, la situation géographique et géologique du secteur, etc. Une conception respectant simplement les normes minimales de façon généralisée, mais qui ne tient pas compte des conditions particulières qui affecteront le réseau, pourrait être jugée raisonnable, sans pour autant être suffisante pour renverser la présomption de faute pesant contre la Ville. De même, un plan d’intervention basé uniquement sur les plaintes ou les signalements ponctuels sera souvent jugé comme trop réactif et pas assez proactif pour prévenir les incidents de façon diligente. La pertinence de la multidisciplinarité n’est pas à négliger dans ce contexte, par exemple en ce qui concerne les facteurs hydrologiques et hydrauliques.
L’impact des changements climatiques jouera également un rôle dans les actions que doit prendre une Municipalité afin d’assurer qu’elle est en mesure de remplir son fardeau de diligence. En effet, des pluies plus abondantes sont maintenant susceptibles d’arriver plus fréquemment qu’auparavant, affectant ainsi l’aspect d’imprévisibilité qui s’ajoutait aux circonstances à prendre en compte dans l’évaluation du niveau de diligence. Une Municipalité devra tenir compte des événements antérieurs au moment de prendre des décisions stratégiques, par exemple pour le développement d’un quartier dans un secteur qui n’a pas encore été exploité, pour le remplacement d’un réseau en fin de vie utile, ou simplement pour l’ajustement de ses interventions et de ses entretiens. Bien qu’une Municipalité n’ait pas l’obligation d’engager les fonds publics pour parer à un phénomène qui ne surviendrait qu’une fois tous les 100 ans3, elle doit s’ajuster si elle est en mesure de s’apercevoir que ses installations actuelles ne supportent plus les conditions météorologiques et environnementales.
En outre, si le réseau est trop récent pour être raisonnablement remplacé, la Municipalité doit prendre d’autres mesures pour pallier les risques. D’ailleurs, la doctrine et la jurisprudence4 ont établi qu’une pluie exceptionnelle, même d’une récurrence de 100 ans et plus, n’est pas considérée comme une situation de force majeure selon l’article 1470 du Code civil du Québec. En effet, les tribunaux considèrent que de tels phénomènes météorologiques ne remplissent pas les critères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité nécessaires pour correspondre à cet article, lesquels critères réfèrent à une impossibilité absolue de pouvoir réagir. À lui seul, un tel événement ne saura servir à la Ville pour exclure sa responsabilité. Rappelons tout de même que le critère de diligence est de prendre tous les moyens raisonnables pour empêcher la survenance d’un tel événement, et non de l’empêcher à tout prix.
Évidemment, après un phénomène comme celui des pluies du mois d’août 2024, si une Municipalité a pu constater une insuffisance de ses installations dans certains secteurs ou de façon généralisée, elle aura de plus en plus de difficulté à remplir son fardeau de diligence si aucune action n’est posée pour s’ajuster et prévenir des situations similaires dans le futur. C’est donc dire que ce fardeau exige une vigilance active de la Municipalité, de son équipe des travaux publics et de son équipe du génie.
En terminant, les pluies diluviennes de l’été 2024 rappellent aux Villes et aux Municipalités l’importance d’une gestion rigoureuse de leurs infrastructures afin de se prémunir contre les risques de dommages liés à la surcharge des réseaux. La présomption de faute édictée par le Code civil du Québec et la jurisprudence bien établie leur imposent un lourd fardeau de preuve à l’occasion de tels dommages afin d’établir l’absence de responsabilité de leur part. Avec les changements climatiques, la fréquence accrue des événements météorologiques extrêmes exige une vigilance constante et une collaboration étroite entre les départements municipaux. En adoptant une approche préventive et en adaptant leurs infrastructures aux nouvelles réalités climatiques, les Municipalités pourront non seulement répondre aux exigences de preuve dans le cas de réclamations en dommages, mais surtout assurer la sécurité et la résilience de leurs communautés face aux défis environnementaux à venir.
[1] 2003 CanLII 16694 (CA).
[2] Par exemple : Dumas c. Ville de Gatineau, 2021 QCCQ 6799; Fédération, compagnie d’assurances du Canada c. Longueuil (Ville de), 2007 QCCQ 5191; Capitale (La), assurances générales inc. c. Terrebonne (Ville de), 2008 QCCQ 4896.
[3] Muir c. Magog, 2015 QCCQ 508.
[4] Muir c. Magog, 2015 QCCQ 508 ; La Capitale c. Municipalité de la Guadeloupe, 2012 QCCQ 6014 ; Vincent KARIM, Les obligations, vol. 1, art. 1371 à 1496, 2e éd. Montréal, W&L, 2002.